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Une énorme lune, presque incandescente, faisait briller la mer dix mille mètres plus bas. Depuis son hublot, Lady Maskelene suivait du regard le long sillage argenté d’un énorme paquebot, On aurait dit un jouet d’enfant. Sans doute le Queen Mary, en route pour New York depuis Southampton.

Sous le charme de cette vision féerique, elle imagina les milliers de passagers en train de manger, de boire, de danser, de faire l’amour en plein océan. Un monde à part entière sur un minuscule navire qui aurait pu tenir dans le creux de sa main. Songeuse, elle le suivit des yeux jusqu’à te qu’il disparaisse à l’horizon. Elle avait pris l’avion des centaines de fois, mais elle ne se lassait jamais de la magie d’un tel spectacle. Du coin de l’œil, elle remarqua que le voyageur assis de l’autre côté de l’allée s’était endormi en lisant le Financial Times. Elle ne l’avait pas vu regarder une seule fois par le hublot. Comment pouvait-on voyager aussi bêtement ?

Elle s’enfonça confortablement dans son siège, cherchant un aube moyen de se distraire. Le voyage touchait à sa fin. Elle s’était envolée de Rome à destination de Londres où elle avait fait escale, elle avait terminé le livre qu’elle avait emporté et feuilleté les magazines fournis par la compagnie. L’espace réservé aux premières classes était quasiment vide. Il était 2 heures du matin à Londres et les rares passagers qui partageaient la cabine avec elle dormaient. Elle en profita pour faire signe à l’hôtesse.

— Puis-je vous aider. Lady Maskelene ?

Viola fit Sa grimace. Comment était-elle au courant de son titre ?

— Une coupe de Champagne, s’il vous plaît. Et je vous en prie, ne m’appelez pas Lady Maskelene, j’ai l’impression d’être une douairière décatie. Je m’appelle Viola.

— Je vous prie de m’excuser. Je vous apporte du Champagne tout de suite.

— Merci infiniment.

En attendant le retour de l’hôtesse, Viola tira de son sac à main la lettre reçue trois jours plus tôt dans sa maison de l’île de Capraia. L’enveloppe montrait des signes de fatigue, comme si la lettre avait, été lue et relue.

Ma chère Viola,

Cette lettre risque fort de vous surprendre, et croyez bien que j’en suis sincèrement désolé. .À l’instar de Mark Twain, me voici contraint de vous dire que l’annonce de ma mort était fort exagérée. Je suis en vie et me porte même fort bien, mais une enquête extrêmement délicate m’oblige à me mettre en retrait de la vie publique. Ces circonstances, auxquelles s’ajoutent certains événements survenus en Toscane dont on vous aura déjà parlé, auront contribué à faire croire à mon entourage que j’avais quitté cette terre. J’ai provisoirement cru bon de ne pas contredire la rumeur, mais je puis vos assurer que je suis bien vivant, chère Viola, même s’il ma effectivement été donné de côtoyer la mort de près.

Cette expérience cruelle est d’ailleurs à l’origine de ces lignes. Les quelques heures au cours desquelles j’ai tutoyé la mort m’ont fait comprendre à quel point la vie est courte et fragile. Nul être vivant n’a le droit de laisser échapper les rares moments de bonheur que lui réserve l’existence. Notre rencontre à Capraia peu avant mon calvaire m’a pris de court. Tout comme vous, si vous m’autorisez à le dire. Quelque chose d’indéfinissable s’est passé entre nous. Vous avez laissé dans mon âme une impression indélébile, et j’ose espérer que la réciproque fut vraie. C’est pourquoi je souhaiterais aujourd’hui vous inviter à me rejoindre à New York pour une dizaine de jours, afin que nous puissions apprendre à mieux nous connaître. Afin de nous assurer que cette impression initiale était aussi indélébile et favorable que je vaudrais le croire.

Viola ne put s’empêcher de sourire. La formule était ampoulée et veillotte, mais elle ressemblait tant à Pendergast qu’elle croyait presque entendre sa voix en la lisant. Il fallait bien avouer qu’elle n’avait jamais reçu de lettre semblable. Viola avait été sollicitée de bien des façons par bien des hommes, mais jamais de la sorte.

Quelque chose d’indéfinissable s’est passé entre nous.

Elle reprit sa lecture.

Si vous décidez d’accepter la présente invitation malgré son aspect peu conventionnel, je vous propose de vous envoler de Gatwick à destination de Kennedy Airport le 27 janvier par le vol Britisb Ainvays 322. Une ultime recommandation : n’indiquer à personne la véritable motivation de ce déplacement. Je vous en expliquerai les raisons lorsque nous nous verrons ; sachez seulement que la moindre indiscrétion pourrait mettre ma vie en danger.

Mon cher frère Diogène vous attendra à l’arrivée.

Diogène... Viola sourit. Lors de sa visite à Capraia, Aloysius n’avait pas menti en lui précisant que le clan Pendergast avait l’habitude des prénoms excentriques. Comment pouvait-on appeler son enfant Diogène ?

Vous le reconnaîtrez sans peine à notre forte ressemblance, à ceci près qu’il porte une courte barbe et qu’il a gardé, suite à un curieux accident de jeunesse, des yeux de couleurs différentes : l’un noisette, l’autre bleu pâle. Je vous laisse le soin de l’aborder à l’aéroport puisqu’il ne vous a jamais vue, mais je n’aurais pas voulu confier une telle mission à un autre que mon frère dont l’absolue discrétion m’est acquise.

Diogène vous conduira dans mon cottage de Long Island, au cœur de la petite bourgade de Gardiners Bay, où je vous attendrai. Nous disposerons alors de quelques jours ensemble. Ma petite maison est simple, mais elle dispose de tout le confort nécessaire et bénéficie d’une vue splendide sur Shelter Island, de l’autre côté de la baie. Vous y aurez bien évidemment vos quartiers personnels et vous pouvez compter sur moi pour me comporter en gentleman, à moins que les circonstances ne nous amènent à changer d’avis.

Viola ne put retenir un petit rire à la lecture de cette phrase. Malgré son côté vieux jeu, ce cher Aloysius lui faisait rien moins qu’une proposition, avec le tact et le sens de l’humour qui le caractérisaient.

L’affaire sur laquelle je travaille actuellement arrivera à son terme trois jours après votre arrivée, ce qui me permettra de réintégrer l’ordre des vivants avec, je l’espère, le plaisir de vous avoir à mon bras. Une semaine durant, nous pourrons ainsi explorer ensemble les trésors artistiques, musicaux et culinaires de New York, en attendant votre retour à Capraia.

Viola, je vous demanderai une dernière fois de ne parler à personne de tout ceci. Je compte sur votre réponse par le biais d’un bon vieux télégramme à l’adresse suivante.

A. Pendleton

15 Glover’s Box Road

The Springs, NY10511

Pour plus de sûreté, vous voudrez bien signer « Anna Livia Plurabelle »

Sachez que vous ferez de moi le plus heureux des hommes en acceptant cette invitation. J’ai bien conscience de pratiquer fort médiocrement l’art épistolaire fleuri et sentimental, aussi préféré-je garder toute démonstration d’affection pour le jour de notre rencontre.

À vous,

Aloysius

Viola ne put s’empêcher de sourire de nouveau. Anna Livia Plurabelle... Pas moins. Pendergast s’autorisait, la fantaisie de glisser dans son invitation une allusion littéraire distinguée[12]. Quel charmeur ! Elle frétillait d’aise à l’idée de le retrouver, et le léger parfum de danger auquel il était fait allusion n’était pas pour lui déplaire. Comment pouvait-elle avoir le sentiment de le connaître aussi intimement alors qu’elle ne l’avait vu que l’espace d’un après-midi ? Jusqu’alors, elle n’avait jamais prêté attention à toutes les fadaises couramment colportées sur l’âme sœur, Le coup de foudre, la fusion des êtres. Et pourtant...

Elle replia la lettre et tira de son sac un télégramme :

Ravi de votre venue ! Mon frère nous attendra comme prévu. Je sais pouvoir compter sur votre discrétion. Tendrement. A.X.L.P.

Elle replaça machinalement les deux courriers dans son sac et repensa au jour où ils s’étaient rencontrés à Capraia, tout en savourant sa coupe de Champagne. Elle était occupée à répandre du fumier dans sa vigne, lorsqu’elle avait vu un homme élancé en costume noir s’avancer vers elle en évitant du mieux qu’il le pouvait les mottes de terre, un policier en civil à ses côtés. Le tableau était si drôle qu’elle avait failli éclater de rite. Les deux hommes l’avaient hélée, la prenant pour un paysan. En les voyant s’approcher, elle avait découvert pour la première fois le visage à la fois étrange et beau de Pendergast. Elle avait ressenti à cet instant une sensation inconnue, tout comme lui. La visite des deux hommes avait à peine duré une heure, le temps pour elle de leur offrir un verre de vin blanc sur sa terrasse surplombant la Méditerranée, mais le souvenir de cet après-midi ne lavait plus quittée depuis.

Et il y avait eu cette autre visite. D’Agosta, seul cette fois, le visage ravagé par la douleur, lui annonçant la disparition de Pendergast Jusqu’à cet instant, elle n’avait pas compris à quel point elle espérait le revoir, à quel point la certitude qu’il ferait désormais partie de sa vie s’était ancrée en elle.

Une journée atroce, que l’arrivée inopinée de cette lettre lui avait enfin permis d’oublier.

Viola sourit à l’idée de le revoir Elle avait toujours aimé l’imprévu, acceptant sans hésiter les hasards du destin. Ce caractère impulsif lui avait parfois joué des tours, mais il avait contribué à faire de son existence une longue suite de moments étonnants, auxquels elle n’aurait renoncé pour rien au monde. Cette invitation mystérieuse était cligne des romans à l’eau de rose qu’elle dévorait à l’adolescence. Comment refuser un week-end dans un cottage isolé de Long Island en compagnie d’un homme qui la fascinait, suivi d’une semaine dans le tourbillon de la vie new-yorkaise ? Rien ne l’obligeait à partager ses nuits, Pendergast était trop bien élevé pour revenir sur sa parole, mais cette seule pensée suffisait à la faire rougir …

Elle but le fond de son Champagne, qui était excellent. Voyager en première classe la culpabilisait parfois, mais le confort valait bien une légère entorse à son mépris de l’élitisme. Viola vivait de façon Spartiate lorsqu’elle effectuait des fouilles archéologiques en Égypte, ce qui lui avait permis de constater que l’inconfort n’est pas une fin en soi.

Elle jeta un coup d’œil à sa montre. Elle atterrissait à Kennedy dans tout juste quatre heures.

Elle se réjouissait déjà à la perspective de faire la connaissance de Diogène. Rencontrer son frère était déjà une façon de mieux connaître Pendergast.

[Aloysius Pendergast 06] Danse De Mort
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